Point du vue fiscal: La Cour suprême du Canada confirme les pouvoirs limités de la Cour canadienne de l’impôt

29 juillet, 2024

Numéro 2024-23F

En brief

Dans deux affaires récentes, la Cour suprême du Canada (CSC) s’est penchée sur la distinction entre la compétence exclusive de la Cour canadienne de l’impôt (CCI) à l’égard des appels portant sur le bien-fondé des cotisations fiscales et la compétence de la Cour fédérale à l’égard de la contestation par un contribuable d’une décision discrétionnaire de la ministre du Revenu national (la Ministre).

Dans Dow Chemical Canada ULC c. Canada, 2024 CSC 23 (Dow), le contribuable avait initialement interjeté appel à la CCI contre une nouvelle cotisation et le refus de la Ministre d’autoriser un redressement à la baisse du prix de transfert en application du paragraphe 247(10) de la Loi de l’impôt sur le revenu (LIR). Dans Iris Technologies Inc. c. Canada, 2024 CSC 24 (Iris), le contribuable avait déposé une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale à l’égard d’une cotisation établie par la Ministre, dans laquelle cette dernière lui refusait des remboursements de taxe sous le régime de la Loi sur la taxe d’accise (LTA).

Le 28 juin 2024, la CSC a rendu ses décisions dans ces deux affaires et a rejeté les deux pourvois. La CSC a confirmé la compétence exclusive de la CCI à l’égard du contrôle du bien-fondé d’une cotisation1, mais a souligné que la CCI n’a pas le pouvoir de contrôler les décisions discrétionnaires de la Ministre. Aux termes du paragraphe 18(1) de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour fédérale a compétence exclusive pour contrôler judiciairement les décisions discrétionnaires que le Parlement a déléguées à la Ministre, y compris celles qui touchent directement l’obligation fiscale d’un contribuable.

Dans Dow, le juge Kasirer, s’exprimant au nom de la majorité, a établi que la décision discrétionnaire de la Ministre en vertu du paragraphe 247(10) de la LIR ne fait pas partie de la cotisation et, donc, que cette décision échappe à la compétence de la CCI. La production d’une cotisation fiscale et l’existence d’un appel devant la CCI ne justifient pas que l’on s’écarte du sens établi de « cotisation » ni du partage juridictionnel voulu par le Parlement entre la CCI et la Cour fédérale.

En détail

Dow Chemical Canada ULC c. Canada

Les faits

Le contribuable (Dow), une société résidente du Canada, avait conclu (en tant qu’emprunteuse) une convention de prêt comportant un lien de dépendance avec une société résidente de la Suisse (comme prêteuse). Par suite de cette convention de prêt, Dow avait déboursé des frais d’intérêts. Dow avait également déclaré un revenu au titre de services de fabrication à façon fournis à la société suisse.

À la suite d’une vérification des opérations conclues entre Dow et la société suisse, la Ministre a établi une nouvelle cotisation, en application du paragraphe 247(2) de la LIR, pour tenir compte des montants que la Ministre considérait comme ceux dont auraient convenu des parties qui n’auraient pas de lien de dépendance. L’application du paragraphe 247(2) de la LIR a entraîné un redressement du prix de transfert ayant pour effet d’augmenter le revenu de Dow.

Dow a demandé que la Ministre exerce le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 247(10) de la LIR et effectue un redressement à la baisse du prix de transfert pour réduire son revenu du montant des intérêts qui auraient été payés si les parties n’avaient pas eu entre elles de lien de dépendance. Aux termes du paragraphe 247(10) de la LIR, un redressement à la baisse du prix de transfert ne peut être effectué que si la Ministre estime « que les circonstances le justifient ». La Ministre a rejeté la demande de redressement à la baisse du prix de transfert de Dow. En conséquence, Dow a déposé une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale concernant la décision de la Ministre. Dow s’est également opposée à la nouvelle cotisation résultant de l’application du paragraphe 247(2) de la LIR et a interjeté appel par la suite de la nouvelle cotisation à la CCI.

Décisions de la CCI et de la Cour d’appel fédérale

Dans le contexte de l’appel de la nouvelle cotisation, les parties ont renvoyé une question de droit à la CCI : la décision que rend la Ministre lorsqu’elle exerce le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 247(10) de la LIR pour rejeter la demande d’un contribuable sollicitant un redressement à la baisse du prix de transfert relève-t-elle de la compétence exclusive conférée à la CCI?

La CCI a conclu que la décision discrétionnaire prise par la Ministre en vertu du paragraphe 247(10) est un élément essentiel de la cotisation du contribuable et concerne l’exactitude de cette cotisation. En conséquence, cette décision peut être contrôlée par la CCI au titre de sa compétence d’appel exclusive quant à l’exactitude des cotisations.

En revanche, la Cour d’appel fédérale a accueilli l’appel de la Ministre et a annulé l’ordonnance de la CCI, concluant que la Cour fédérale a compétence exclusive pour contrôler judiciairement les décisions discrétionnaires rendues par la Ministre en application du paragraphe 247(10).

Décision de la CSC – 4 voix contre 3

Majorité

S’exprimant au nom de la majorité, le juge Kasirer a établi que la CCI a le pouvoir de contrôler le bien-fondé des cotisations fiscales. Il a précisé que le sens du mot « cotisation » est établi en droit et qu’une cotisation fiscale est un « produit », soit le montant d’impôt en cause, par opposition au « processus » lui-même ayant mené à la détermination de ce montant. Lors de la préparation d’une cotisation, le rôle de la Ministre consiste tout simplement à déterminer ce que la loi oblige le contribuable à payer en appliquant une formule fixe définie par la loi à son revenu imposable. Il s’agit d’une détermination purement non discrétionnaire de l’obligation fiscale d’un contribuable pour une année d’imposition donnée. La Ministre n’exerce aucun pouvoir discrétionnaire que ce soit.

En revanche, quand la Ministre prend des décisions discrétionnaires, elle donne son avis, guidée par des considérations de politique générale, ne se contentant pas d’appliquer la loi aux faits. Ainsi, les décisions discrétionnaires se distinguent sur le plan qualitatif des cotisations et résultent de tâches qui diffèrent fondamentalement de la préparation de ces dernières. Ces décisions discrétionnaires ne sont pas des cotisations ni ne font partie de cotisations. Les décisions discrétionnaires donnent également lieu à l’application de normes de contrôles distinctes. La CCI détermine le bien-fondé d’une cotisation par un processus de révision de novo établi par la loi, tandis que la Cour fédérale, suivant les enseignements de la CSC dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, est le tribunal compétent pour contrôler une décision discrétionnaire selon la norme de la décision raisonnable. La CCI n’a pas la compétence nécessaire pour offrir l’éventail approprié de réparations en droit administratif afin de contrôler judiciairement les décisions discrétionnaires rendues par la Ministre en application du paragraphe 247(10). La CCI ne dispose pas du pouvoir réparateur de casser les décisions de la Ministre.

Dissidence

La juge dissidente Côté a écrit que la contestation par Dow de l’exercice par la Ministre de son pouvoir discrétionnaire devrait être instruite par la CCI, dans le cadre de l’appel de la cotisation. Pour expliquer sa conclusion, la juge Côté a soutenu que, contrairement à d’autres pouvoirs discrétionnaires dont est investi la Ministre par la LIR, le pouvoir que lui confère le paragraphe 247(10) n’est pas permissif. Même si le contribuable n’a pas droit à un redressement à la baisse en toutes circonstances, il a droit à l’opinion de la Ministre sur le point de savoir si les circonstances le justifient lorsqu’un tel redressement est demandé et/ou établi.

Guidé par les objectifs d’éviter une multiplicité de recours et de favoriser l’accès à la justice et l’efficacité, la juge Côté a retenu la thèse de la large compétence préconisée par Dow. Elle a indiqué que l’exercice par la Ministre de son pouvoir discrétionnaire est inextricablement lié à la cotisation. Étant donné que la décision qui en résulte concerne directement l’exactitude de la cotisation, elle relève de la juridiction d’appel de la CCI. Fait important à noter, la juge considère que, dans les circonstances de Dow, le droit d’appel prévu à l’article 169 de la LIR puise sa source dans la cotisation, non dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire en tant que tel. Autrement dit, le montant d’impôt cotisé découlait directement de la décision prise par la Ministre en vertu du paragraphe 247(10). Le véritable fond de la question à trancher était l’exactitude du montant d’impôt dû, et le sous‑alinéa 171(1)b)(iii) de la LIR y est mieux adapté. Lorsqu’elle défère la cotisation à la Ministre pour nouvel examen et nouvelle cotisation, la CCI peut saisir la Ministre de la question du redressement à la baisse du prix dans le cadre d’un « nouvel examen » (ou « reconsideration », en anglais).

Iris Technologies Inc. c. Canada 

La CSC a entendu cet appel le même jour que l’affaire Dow. Dans Iris, la CSC a rendu une décision à l’unanimité, quoique la conclusion de la Cour s’appuie sur des motifs différents. Essentiellement, la CSC a confirmé que la CCI avait la compétence pour statuer sur deux des allégations formulées par le contribuable :

  • l’allégation de manquement à l’équité procédurale reposant sur le moment où la Ministre a établi la cotisation;
  • l’allégation d’une absence de fondement probatoire.

La CSC a conclu que ces allégations étaient des contestations du bien‑fondé de la cotisation qui peuvent être traitées au moyen d’une révision de novo. Il est important de noter que le juge Kasirer a réitéré le principe bien établi selon lequel le contrôle judiciaire est un recours de dernier ressort et que la Cour fédérale n’a pas juridiction pour statuer sur une demande de contrôle judiciaire lorsque la cause est autrement susceptible d’appel à la CCI. La demande de contrôle judiciaire du contribuable a été rejetée, au motif qu’elle constituait une contestation indirecte du bien‑fondé des cotisations.

En ce qui concerne l’allégation selon laquelle la Ministre avait agi dans un objectif illégitime, le juge Kasirer a conclu que, bien que cela puisse dans certaines circonstances constituer le fondement d’une demande de contrôle judiciaire relevant de la compétence exclusive de la Cour fédérale, l’allégation devait être radiée en l’espèce, car, dans sa demande, le contribuable n’avait pas allégué de faits qui, s’ils étaient tenus pour avérés, appuieraient cette allégation. 

À retenir

En 2007, la CSC avait examiné la question des compétences de la CCI et de la Cour fédérale dans Canada c. Addison & Leyen Ltd., 2007 CSC 33. La CSC avait alors refusé d’élargir le pouvoir exclusif accordé par la loi à la CCI, soulignant que le contrôle judiciaire devrait demeurer un recours de dernier ressort visé par l’exercice de la compétence exclusive de la Cour fédérale. En 2023, la CSC a autorisé les pourvois de Dow et Iris, ce qui a mené certains observateurs à croire que la CSC pourrait être prête à renverser ou, à tout le moins, nuancer sa position de longue date. En 2024, la CSC a maintenant refusé de remettre en cause la jurisprudence établie et a fermé la porte à l’idée de permettre à la CCI d’adopter une procédure simplifiée.

 Voici les principaux éléments à retenir :

  • Selon l’arrêt Dow, la Ministre a le droit d’autoriser ou de rejeter les redressements à la baisse du prix de transfert et la CCI n’a aucun pouvoir à l’égard des décisions discrétionnaires prises en application du paragraphe 247(10) de la LIR.
  • Selon l’arrêt Iris, la CCI a la compétence pour statuer sur les allégations (i) de manquement à l’équité procédurale reposant sur le moment où la Ministre a établi la cotisation et (ii) d’une absence de fondement probatoire, car ces deux allégations constituent des contestations indirectes du bien‑fondé des cotisations.

À ce stade, tout élargissement de la compétence de la CCI nécessiterait des modifications de la loi. La CSC a clairement indiqué qu’il convenait de rejeter l’invitation à étendre la compétence de la CCI par implication nécessaire plutôt qu’au moyen des termes exprès de la loi. La CCI et la Cour fédérale doivent leur existence à une loi. Les deux affaires analysées plus haut confirment l’opinion selon laquelle il est de l’intention du Parlement de confier la compétence des questions fiscales conjointement aux deux cours et la CCI n’est pas un guichet unique pour la résolution des litiges fiscaux. Par conséquent, en dépit de ces procédures parallèles, les contribuables devront continuer de contester les décisions politiques séparément des appels de cotisations non discrétionnaires, et ce, même lorsqu’une décision ministérielle touche la cotisation fiscale.

 

1. Selon l’article 12 de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt, l’article 169 de la LIR et l’article 302 de la LTA. 

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Geneviève Léveillé

Geneviève Léveillé

Leader, unité d’affaires des Services fiscaux, Services fiscaux spécialisés, PwC Cabinet d'avocats s.r.l./s.e.n.c.r.l.

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Rémi Danylo

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